La barmaid ne s’en vante pas. Je ne parle pas de ses cocktails, mais du gagne-pain de son conjoint. J‘ai su entre les branches ce qu’il faisait, les piliers de bar sont commères. Je ne donne pas ma place à ce chapitre, je m’informe donc de temps en temps en commandant ma pale ale. «Pis, les affaires de l’investisseur?» J’attends l’annonce de sa capitulation comme une fatalité, qui ne s’est toujours pas produite. Au contraire, ça semble rouler son truc, et apparemment depuis des années.
L’activité dudit chum de la barmaid s’approche de l’alchimie pour quelques abonnés du 5 à 7. D’autres croient que la négociation sur séance, comme on devrait dire en français, représente la quintessence dans l’art de l’investissement, genre Gordon Gekko dans Wall Street.
Spéculateurs amateurs et professionnels
On n’est plus dans l’univers de la spéculation au sous-sol du bungalow. Les négociateurs sur séance achètent et vendent toutes sortes d’instruments financiers pour profiter des brefs écarts de prix provoqués par la volatilité des marchés. Ils traquent des actions, des cryptomonnaies et des produits dérivés. Ils peuvent recourir à de l’effet levier pour multiplier leurs gains (ou leurs pertes).
Ils manœuvrent en s’appuyant sur de multiples sources d’informations, allant des nouvelles officielles aux rumeurs propagées sur les réseaux sociaux, en passant bien sûr par les données financières, des graphiques et les outils d’analyse technique. À la fin de la journée, ils ont généralement liquidé la plupart de leurs positions pour recommencer leur manège le lendemain, vissés devant leurs écrans.
Il y en a qui réussissent bien, mais la majorité de ceux qui s’y aventurent finit par se casser les dents.
Pour connaître du succès, il faut être perspicace dans l’interprétation des informations, être ferré en finances, être systématique et discipliné, savoir agir rapidement tout en gardant son sang-froid. Et encore, on n’est jamais à l’abri d’un revers de fortune. Il est facile de pécher par excès de confiance après une série de bons coups, ce qui peut être fatal.
À l’aide!
Je vous amène le sujet, car un lecteur appelle à l’aide. Claude s’inquiète pour un ami qui suit actuellement une formation en day trading dans le but de s’y consacrer à plein temps, donc de lâcher sa vraie job.
Il craint que la nouvelle passion de cet ami mène ce dernier vers la ruine, il cherche un moyen de l’en dissuader. Il raconte avoir connu quelqu’un d’autre qui a laissé sa chemise en spéculant, il perçoit depuis cette activité comme un jeu addictif et dangereux.
C’est vrai qu’on peut facilement virer gaga pour ce genre d’occupation qui promet beaucoup d’argent sans opposer de véritable barrière à l’entrée. Des gens se mettent dans la tête qu’une formation de quelques mois et un ordinateur pourront changer leur destin.
Conséquence: le milieu est peuplé de bros qui flashent leur char de luxe en saoulant leur communauté avec leurs recettes de la réussite. Il n’y a rien qui m’énerve le plus qu’un douchebag des finances ou de l’immobilier qui veut m’expliquer le sens de la vie. D’autant plus que le succès de ces champions tient souvent à leur habilité à vendre du rêve et à puiser dans les poches de leurs ouailles.
Donc, je comprends le lecteur Claude. D’un autre côté, si on regarde la chose froidement, il faut convenir qu’il y en a pour qui ça marche. Pour neuf personnes qui échouent, il s’en trouve toujours un quelque part pour bien s’en sortir.
Ou peut-être est-ce 1 sur 20?
«En fait, il n’existe pas de statistiques sur le taux de réussite, mais on peut dire qu’il est très faible», affirme Michel Villa. Je connais le gars depuis mon passage au journal Les Affaires, il fraye dans le milieu des valeurs mobilières depuis des années. Auteur de bouquins sur la psychologie de l’investisseur, Michel Villa donne des conférences sur le sujet, il explique les biais cognitifs à des gars (surtout) comme l’ami du lecteur Claude.
Le reconnaître quand on se noie
Il a vu toutes sortes d’oiseaux dans les cercles du trading, dont de très habiles négociateurs, et bien du monde qui n’ont pas d’affaires là. Avant d’abandonner leur job de jour, les appelés ont intérêt à se faire la main et à tester leur endurance assez longtemps sur des plateformes avec de l’argent fictif, idéalement dans différentes conditions de marché, recommande Michel Villa. En s’exerçant dans des circonstances favorables, on peut facilement se méprendre sur son niveau de préparation et de compétence.
Lorsqu’on se lance pour vrai, on ne doit pas dépendre de cette occupation pour payer l’épicerie et le loyer. L’urgence de dégager des profits peut mener à des décisions précipitées et coûteuses. On doit donc démarrer avec un bon coussin, selon l’auteur de Pile et Face et de Ni noir ni blanc.
On doit porter un regard non complaisant sur ses performances, insiste le conférencier et blogueur, et viser la constance plutôt que l’intensité. Les transactions ne seront pas toutes profitables, mais si la plupart sont conclues à perte pour être compensées par un coup fumant sporadique, il y a de quoi s’interroger.
On peut faire de l’argent durant 18 à 24 mois sans être bon. Il faut de trois à cinq ans pour juger ses performances.
Comme en toute chose, on devient meilleur à mesure qu’on acquiert de l’expérience. On alignera forcément quelques gaffes au début. Mais comment distinguer les résultats de l’inexpérience de ceux de l’inaptitude congénitale? C’est le temps qui le dira, mais trop de temps à s’acharner dans ce domaine peut mettre quelqu’un sur la paille. Le néophyte a donc intérêt à tracer une limite au début: quand s’arrêter si ça ne marche pas.
Michel Villa parle de «kill criteria», des critères prédéfinis pour éviter de s’enfoncer davantage malgré un échec évident. Le fait d’y avoir consacré du temps et de l’argent peut nous pousser à poursuivre et à accroître ses pertes, même si ça n’a plus d’allure.
Lecteur Claude, j’ai bien peur de manquer d’arguments convaincants pour dissuader votre ami. Par contre, vous pourriez convenir des limites avec lui et d’un pacte de transparence.
Autour d’un whisky sour?
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