Quelques jours avant les vacances de la construction, les voyageurs québécois ont pratiquement déserté la route traversant Saint-Théophile vers Jackman, dans le Maine. Il y a peu de véhicules, mis à part des semi-remorques qui transportent du bois.
À notre arrivée à la boutique hors taxes de la Beauce, à moins d’une centaine de mètres des douanes américaines d’Armstrong, deux voitures sont garées dans le stationnement: celle du propriétaire et celle d’un rare client.
«Le stationnement est vide... C’est souvent de même», laisse tomber Éric Lapointe, propriétaire du magasin.
«On est une entreprise canadienne qui subit le boycottage des États-Unis par les Canadiens», poursuit-il. Les trois quarts de ses clients sont Canadiens.
Au cours des 45 minutes passées sur les lieux, aucune autre personne n’est entrée dans le magasin. Seules quelques voitures ont traversé vers les États-Unis, presque toutes conduites par des voyageurs américains qui rentraient chez eux.
«Il y a beaucoup moins de passants. On ne voit pratiquement pas de roulottes qui vont aux États-Unis cet été», témoigne au Soleil le maire de la municipalité frontalière de Saint-Théophile, Alain Chabot.
Les données de Statistique Canada confirment cette observation. Pour un sixième mois d’affilée, le nombre de Canadiens revenant des États-Unis est en baisse comparé à 2024. En juin, plus d’un million de voyageurs sont rentrés en voiture, ce qui représente une diminution de 33,1 %.
Dans l’eau chaude
Éric Lapointe a fait carrière dans cette boutique hors taxes. Il y a débuté comme étudiant, avant de gravir les échelons. En pleine pandémie, il en est devenu le propriétaire.
Ce dernier nourrissait l’espoir de voir le trafic transfrontalier revenir à la normale à l’été, malgré la guerre commerciale initiée par Donald Trump contre le Canada et le volte-face des voyageurs canadiens.
«Si on demande aux Canadiens de boycotter les États-Unis, c’est m’enlever ma clientèle», signale M. Lapointe.
Depuis l’entrée en vigueur des tarifs, il enregistre une baisse des ventes allant jusqu’à 57 %. Et cela se poursuit durant ce qui devrait être sa période la plus lucrative, celle-ci ayant débuté à la mi-juin.
«Faire moins 10 %, c’est plate. Moins 20 %, c’est rough. Moins 30 %, tu es limite. Mais moins 50 %, faut juste se croiser les doigts que ça ne durera pas trop longtemps», fait savoir le propriétaire du magasin.
D’ordinaire, ses tablettes débordent de chocolat. Aujourd’hui, il laisse écouler son inventaire pour éviter la faillite. «C’est une question de survie.»
Pour joindre les deux bouts, il garde un seul employé à temps partiel, au lieu des trois postes étudiants qu’il affichait auparavant.
«J’ai pratiquement coupé tous mes employés, et ce n’est pas suffisant», lance-t-il, un peu découragé.
Sa prochaine fin de semaine de congé est prévue le 8 août.
«Ce n’était pas ça le plan», dit celui qui envisageait de travailler quatre jours par semaine pour passer plus de temps avec ses enfants durant l’été.
«Crise sans précédent»
Éric Lapointe n’est pas le seul dans cette difficile situation. Les autres magasins hors taxes n’y échappent pas.
«Toutes les boutiques du Québec subissent d’importantes pertes de revenus et sont confrontées à l’incertitude quant à leur avenir. Aucune région n’échappe à la crise actuelle», affirme au Soleil la directrice de l’Association frontière hors taxe (AFHT), Barbara Barrett.
À l’échelle nationale, les ventes de ces boutiques ont chuté de 60 à 80 % au cours des derniers mois par rapport aux années précédentes.
«Cette baisse soutenue et sévère a poussé plusieurs magasins à la fermeture, et d’autres fermetures sont à prévoir si la situation perdure», mentionne Mme Barrett.
Le magasin hors taxes à Belleville, au Nouveau-Brunswick, mettra la clé sous la porte dans six semaines.
«Je connaissais le propriétaire depuis plusieurs années. Ça donne un coup. On va tous finir à la même place, juste pas au même moment», lâche Éric Lapointe.
Les boutiques hors taxes traversent une crise «sans précédent», au dire de la directrice de l’AFHT.
Obstacles «inutiles»
Barbara Barrett appelle à une action immédiate de la part du gouvernement. Elle demande notamment la suppression des obstacles réglementaires jugés «inutiles».
«Tous les produits qui sont achetés ici doivent aller aux États-Unis. Tu ne peux pas venir magasiner ici, et repartir vers Saint-Georges avec une bouteille [de gin] d’Ungava», explique Éric Lapointe.
Les produits de sa boutique doivent avoir passé au moins 48 heures chez nos voisins avant d’être admis au Canada.
Sauf que, sans les voyageurs canadiens, le modèle d’affaires est en péril.
C’est pourquoi l’AFHT demande un soutien d’urgence pour aider les boutiques à survivre jusqu’à ce que les voyages transfrontaliers reprennent à un rythme plus soutenu.
«Faut pas que cette crise-là dure trop longtemps, sinon je vais être dans le trouble. En fait, je le suis déjà, mais je vais l’être encore plus», souffle M. Lapointe, qui pourrait être contraint de vivre les répercussions de l’ère Trump durant encore trois ans.